Recettes pour groove et swing parfaits
S’il ne nous avait pas quittés le 3 novembre 1986, emporté par la maladie de Hodgkin à 64 ans, le saxophoniste Edward F. Davis aurait eu cent ans le 2 mars 2022. Dans la foulée du centenaire de celui qu’on surnommait tour à tour Lockjaw ou tout simplement Jaws, la maison Concord a fait paraître en mars dernier (un brin tardivement, il faut le dire) aux formats CD, microsillon et audionumérique un coffret regroupant les albums à thématique culinaire gravés par Davis en compagnie de l’organiste Shirley Scott lors de trois séances tenues au studio de Rudy Van Gelder entre la fin de juin et le début de décembre 1958. Intitulé Cooking with Jaws and the Queen : The Legendary Cookbook Albums, l’objet a de quoi impressionner tant sur le plan visuel que sonore. Il nous offre en l’occurrence l’occasion de redécouvrir l’un des partenariats les plus fructueux de la période du soul jazz.
Embauché dès ses vingt ans dans l’orchestre du saxophoniste et maestro Benny Carter, Eddie Lockjaw Davis s’est illustré dans les années suivantes auprès des trompettistes Louis Armstrong et Cootie Williams, du saxophoniste Andy Kirk, du chanteur Lucky Millinder et du batteur Sidney Catlett. Souffleur au son ample, robuste, dans la lignée de Coleman Hawkins et de Ben Webster, il prend cependant véritablement son envol dans la trentaine, après son entrée chez Count Basie en 1952. Parallèlement à tous ses prestigieux engagements, il mène ses propres formations au répertoire éclectique, dont celle qui dès le milieu des années 1950 met en lumière le talent de la jeune Shirley Scott à l’orgue électrique.
Native de Philadelphie, où son père opérait au sous-sol de la maison familiale un club de jazz dont son frère saxophoniste et elle comptaient parmi les principales attractions, Shirley Scott avait d’abord appris le piano dans sa tendre enfance avant d’opter pendant un moment pour la trompette. Détentrice d’un BACC et d’une maîtrise de l’université Cheyney de Pennsylvanie, elle finit par se mettre à l’orgue électrique sous l’influence de Jimmy Smith. Dans sa ville natale, elle affine son style empreint de bebop, de blues et de gospel au sein des Hi-Tones du batteur Bill Carney, formation où elle côtoie un saxophoniste encore timide qui avait fait ses premières armes dans des groupes menés par le trompettiste Dizzy Gillespie et le saxophoniste Johnny Hodges, un certain John Coltrane.
Lors d’une entrevue accordée en 1960 au journaliste suédois Björn Fremer, le saxophoniste suprême évoquait en ces termes cette période de sa carrière :
J’avais quitté Hodges en 1954 et je m’étais mis à jouer dans les environs de Philadelphie dans un groupe avec orgue électrique. Vous avez entendu parler de Shirley Scott ? Elle en était l’organiste. Parfois, elle me balançait hors de la scène [tellement son swing était intense]. Al Heath était à la batterie et nous formions un groupe merveilleux. J’avais bien de la chance de jouer avec eux, j’étais le seul cuivre, alors j’étais libre de prendre de l’expansion au saxophone, d’élaborer [sur les propositions de mes collègues]. C’était ce que je voulais. Faire partie de ce groupe m’a beaucoup aidé.
De douze ans la cadette d’Eddie Lockjaw Davis, Shirley Scott se joint à lui dans l’un de ses tout premiers combos à mettre de l’avant le jumelage du saxophone ténor à l’orgue Hammond B3. Le 14 juin 1957, pour la dernière des deux séances nécessitées par la production de l’album Eddie’s Function (Bethlehem), elle s’impose tant et si bien à son instrument qu’elle éclipse carrément Doc Bagby, l’autre organiste présent sur quelques plages du disque. Au fil des concerts et des enregistrements, la musique produite par Davis et elle, dérivé bluesy du hard bop avec un soupçon de gospel, se voit qualifier de soul jazz, en raison de sa parenté stylistique avec le genre soul qui émerge bientôt propulsé par des artistes populaires tels Ray Charles, Sam Cooke et James Brown.
Sans doute l’association avec la soul food (la « cuisine de l’âme »), terme désignant les traditions culinaires afro-américaines du sud des États-Unis, explique que tant d’œuvres du soul jazz fassent référence à la boustifaille. Dès 1958, Jimmy Smith grave pour l’étiquette Blue Note un album-charnière au titre emblématique, Home Cookin’, dont la sera ornée d’un portrait de Smith souriant fièrement devant la vitrine du resto Kate’s Home Cooking, une adresse incontournable à Harlem. Et onze ans plus tard, un plat de côtes levées, de légumes et de pain de maïs illustrera la pochette d’un album tout aussi funky de l’organiste Brother Jack McDuff, Down Home Style (Blue Note, 1969).
Entre ces deux jalons, il incomberait à Davis et Scott d’enfiler leurs tabliers…
Aux fourneaux!
Dès le premier disque du récent coffret, initialement paru sous le titre The Eddie Lockjaw Davis Cookbook, vol.1, enregistré le 20 juin 1958, le saxophoniste et son interlocutrice mettent conjointement la table et n’y vont pas par quatre chemins quant au type de cuisine que le groupe entend servir aux auditrices et auditeurs. Deux morceaux renvoient d’ailleurs explicitement par leur titre à l’univers de la gastronomie, The Chef et In the Kitchen (relecture d’un blues de Johnny Hodges et véritable pièce de résistance, d’une durée de près de douze minutes). Pour citer le compte-rendu de Jim Todd sur le site Allmusic.com :La musique de cette séance datée de 1958 réserve peu de surprises ; c’est de la viande et des pommes de terre du début à la fin, mais mitonnées avec les meilleurs ingrédients. On y a appliqué de la sauce barbecue avec modération, car le groupe se rapproche davantage du swing à la Basie que des formules rythmiques associées au rhythm’n’blues.
S’il apparaît évident que Davis est bel et bien le leader de ce groupe, complété par le saxophoniste et flûtiste Jerome Richardson, le contrebassiste George Duvivier et le batteur Arthur Edgehill, il ne faut pas mésestimer la contribution unique de Shirley Scott qui émerge ici avec son style éminemment personnel, à la fois vigoureux et subtil. Ce n’est pas pour rien que l’on considère ce combo comme l’un de ceux qui a le plus contribué à populariser le jumelage entre saxophone ténor et orgue Hammond B3. Et n’oublions pas qu’en plus d’attiser régulièrement le feu sous la marmite à improvisation de Davis, l’organiste et ses confrères avaient eu l’occasion d’affiner leur cohésion sur Great Scott !, premier opus de la jeune musicienne à titre de leader, réalisé pour Prestige un mois plus tôt, le 23 mai 1958.
On peut s’interroger sur la décision de ne pas inclure dans le coffret l’album Jaws, colligeant des standards gravés entre les deux premiers volumes de la série The Eddie Davis Cookbooks. D’autant plus qu’en dehors de l’absence de Jerome Richardson et nonobstant le fait qu’il n’y ait ici aucune allusion à la cuisine, peu de choses distinguent ce disque des autres enregistrements de l’ensemble formé par Davis, Scott, Duvivier et Edgehill. Qui plus est, deux pistes issues de cette séance du 12 septembre 1958 figureraient éventuellement sur le troisième des Cookbooks.
Quoiqu’il en soit, le 5 décembre 1958, Davis réunit à nouveau son équipe, cette fois avec Richardson, pour produire le deuxième Cookbook, repris sur le deuxième disque du coffret. Et ça chauffe à nouveau, comme le suggère le titre d’une des compositions originales cosignées par le saxophoniste et l’organiste, The Broilers. Une autre intitulée Skillet réaffirme le lien thématique de cette musique avec la gastronomie du Deep South, source de fierté identitaire pour la communauté afro-américaine.
Comme mentionné précédemment, cette longue séance du 5 décembre 1958 aura également pour fruits quatre des six morceaux au menu de The Eddie Davis Cookbook, vol. 3, dont deux titres encore une fois liés à l’univers culinaire, Heat’n’Serve et Simmerin’. Enfin, un quatrième album et dernier disque associé à cette série, Smokin’, paru quelques années après la dissolution du groupe, réunit des chutes des séances du 12 septembre et du 5 décembre 1958, dont trois nous renvoient à la cuisine : Hi Fry, Smoke This et Pots & Pans.
La vraie place d’une femme
Dans sa préface au coffret Cooking with Jaws and the Queen, le journaliste Willard Jenkins cite l’opinion du saxophoniste contemporain James Carter sur les réalisations de ce groupe :
Chaque partenariat artistique réussi repose sur des membres qui travaillent vraiment ensemble en sympathie vers un objectif commun, qui dans ce cas est de partager le groove et le swing avec leur public. Scott ne manque jamais de fournir les fondations parfaites à Lockjaw pour qu’il s’élève au-dessus ou creuse plus profond jusqu’à son objectif. Lockjaw écoute vraiment Shirley et prend ses repères en particulier sur les balades, mais elle installera un feu doux et intense sous lui sur des tempos élevés et inspirera le meilleur de Lockjaw.
Cette évaluation contemporaine dédommage presque Shirley Scott pour le manque de considération traditionnellement accordé à son travail. L’Histoire officielle du jazz, hélas, a souvent pêché par excès de phallocratie. Dans son évaluation de l’album Great Scott !, le critique Rusty Aceves du webzine On the Corner, évoque les obstacles qu’avait rencontrés et surmontés la musicienne avant de mériter son titre actuel de Reine de l’orgue électrique.
Les luttes ardues qu’ont dû livrer Scott et toutes les autres artistes de jazz féminines pour être prises au sérieux en tant que musiciennes et égales sont bien en évidence dans les notes de présentation de l’édition originale, qui sont un pur produit de leur époque et expriment l’état d’esprit préjudiciable du temps, avec des déclarations malvenues comme : Shirley Scott est une fille. À l’orgue, elle fait un travail à taille d’homme.
Comme le rapportait la chanteuse et pianiste Champian Fulton sur son blogue le 8 mars 2021, du temps de leur collaboration, Eddie Lockjaw Davis insistait pour mettre en valeur les charmes de sa partenaire en accrochant des lumières à son orgue de manière à ce que les gens puissent admirer son travail sur les pédales, ce que déplorait grandement la musicienne qui n’était intéressée que par la musique.
Après ces trois séances d’enregistrement réalisées en six mois, Eddie Lockjaw Davis et Shirley Scott se côtoieraient sur scène et en studio jusqu’en janvier 1960, période au cours de laquelle elle et lui allaient par la suite produire pour la firme Prestige plusieurs autres albums dignes d’intérêt, dont Very Saxy avec les saxophonistes Coleman Hawkins, Arnett Cobb et Buddy Tate (1959), Jaws in Orbit (1959), Hear My Blues avec le chanteur Al Smith (1960) et Misty (1960). Par la suite, Shirley Scott mènerait à bien une tout aussi fructueuse avec Stanley Turrentine, lui aussi saxophoniste ténor, qu’elle épouse en 1960.
Le mélomane peut néanmoins considérer les deux douzaines de plages rassemblées sur les quatre disques de l’anthologie Cooking with Jaws and the Queen comme la crème de la crème de ce que Lockjaw et Scott ont su mitonner ensemble.