Il y a 65 ans, du 19 au 21 février 1958, la chanteuse Billie Holiday enregistrait son avant-dernier album en carrière, et le dernier à paraître de son vivant, le somptueux et douloureux Lady in Satin. Retour sur un disque incontournable !
Fanatique de jazz, l’écrivain et homme de radio Alain Gerber (qui a longtemps animé des émissions consacrées à cette musique à l’antenne de France Musique et de France Culture) a eu à propos de Billie Holiday cette phrase extraordinaire qui résume mieux que je ne saurais le faire mon opinion sur cette artiste essentielle : il y a deux types de chanteuses de jazz : Billie Holiday… et toutes les autres !
Si à l’approche de la soixantaine je partage cette conviction de Gerber, il n’en a pas toujours été le cas. Adolescent, j’étais nettement moins qu’impressionné par elle. Permettez-moi de revenir à cette confidence, que j’ai déjà racontée dans mes livres : à treize ans, j’ai vu à la télévision avec ma mère le film Lady Sings the Blues, une production Motown réalisée en 1972 par Sidney J. Furie. Inspiré du livre du même titre, ce mélodrame pseudo-biographique raconte la vie et la carrière de Billie Holiday, incarnée avec une certaine intensité par Diana Ross, autrefois du groupe vocal The Supremes, qui fait alors ses débuts au grand écran. Assez tôt pendant le film, ma mère déclarait, assez péremptoire : Oh, ce n’est pas si mal, ce qu’elle fait avec les chansons, mais elle n’est assurément pas du calibre de Billie.
J’ai failli faire une syncope. Pour l’ado que j’étais, qui tenait alors Diana Ross pour la plus talentueuse chanteuse qui soit, pour l’une des plus belles femmes au monde, pour un cadeau du ciel à cette planète, la pilule était dure à avaler. Comment ma mère osait-elle critiquer Diana Ross ? Mais maman n’en démordait pas et finit par me dire quelque chose comme : Ne me crois pas sur parole; va dans ma discothèque un de ces quatre, choisis un disque de Billie Holiday et juge-z’en par toi-même.
Ce que j’ai fait au bout de quelques jours.
Il ne s’agissait pas de Lady in Satin, plus probablement d’une compilation des grands succès de la dame au gardénia. Sur ce point précis, honte à moi, ma mémoire me fait défaut. Cela dit, je ne crois pas que l’ado que j’étais aurait apprécié Lady in Satin davantage que ce que j’ai entendu ce jour-là. Je ne comprenais pas comment ma mère pouvait préférer à la grande Diana Ross cette femme à la voix nasillarde, à la diction traînante, manifestement affectée par l’alcool. Et je ne me suis pas gêné pour le dire à maman. Pour moi, l’affaire fut vite classée.
Quarante-quatre ans plus tard, je m’amuse un peu du fait d’avoir eu plus ou moins le même débat avec mes propres enfants, admirateurs inconditionnels de chanteuses pop contemporaines qui doivent beaucoup à Billie, les Macy Gray, Alicia Keys, Amy Winehouse et même Rihanna et Beyonce, qui tour à tour lui ont rendu hommage en adoptant son look emblématique avec le gardénia blanc dans les cheveux (la première, à l’occasion d’une séance de photos pour le magazine Jewel en 2006 ; la seconde, lors d’une prestation au Gala des Grammys de 2007).
Le grand choc
Au milieu de ma vingtaine, grâce au club de disques Columbia auquel j’étais abonné et qui proposait l’édition CD comme sélection du mois en jazz, j’ai découvert ce disque incontournable et ne me suis jamais remis du choc. Sans doute me faut-il ajouter qu’à ce moment, je m’étais converti et avais adopté Billie Holiday comme ma chanteuse préférée, toutes catégories confondues, sous l’influence notamment de Gilles Archambault et de sa légendaire émission radiophonique Jazz soliloque. Ce n’était pas le premier CD de Billie dont je faisais l’acquisition (d’ailleurs en deux exemplaires, un pour moi et un pour ma mère), mais c’est certainement l’un des plus importants.
Pourquoi ? En raison d’abord de son importance historique. Dernier disque de Billie paru de son vivant, Lady in Satin représente d’une certaine manière la culmination de son art. Pourtant, ce n’est pas forcément un album facile d’accès. À ce moment de sa vie, la chanteuse était passablement amochée par ses excès (alcool, cigarettes, drogues dures), sa voix avait perdu les qualités de cuivre chatoyant qu’elle avait dans sa prime jeunesse et qui rappelaient le timbre de la trompette de son idole, Louis Armstrong. Au moment d’enregistrer Lady in Satin, Billie n’était qu’au début de la quarantaine, mais on aurait pu la croire pas mal plus âgée.
Malgré ses limites bien audibles, malgré ses capacités diminuées (elle n’avait de toute manière jamais eu le registre d’une Ella Fitzgerald ou d’une Sarah Vaughan), elle reste Billie Holiday, l’incarnation même de la chanteuse de jazz, une artiste dotée d’une capacité inégalée de se couler dans les moindres nuances d’un texte, d’en tirer la substantifique moelle dirait-on au point de donner à l’auditeur l’impression qu’elle ne chante pas mais qu’elle vit ou a vécu ce dont parle la chanson. En somme, c’est l’art de la tragédienne qui émeut ici.
Certains reprochent à cet album son côté à la fois mélodramatique et sirupeux… Je ne souscris certes pas à ces critiques. Sans doute faut-il replacer Lady in Satin dans le contexte de sa création.
La genèse d’un chef-d’œuvre problématique
Tout au long des années 1950, Billie Holiday a gravé pour le label Verve des disques en petites formations réunissant autour d’elle des vieux complices des années swing, des musiciens de la carrure du saxophoniste Ben Webster, du trompettiste Harry Sweets Edison et consorts. La maison de disques avait jonglé avec l’idée de lui faire enregistrer des Songbooks consacrés au répertoire des grands compositeurs de la chanson populaire américaine (les Gershwin, Porter, Berlin et tutti quanti), mais le projet ne s’est pas matérialisé ou, plutôt, est allé à Ella Fitzgerald dès son entrée dans l’écurie Verve.
Aussi grandioses que soit la douzaine certains des douze disques enregistrés par elle pour Verve, Billie Holiday était insatisfaite et mécontente. En 1957, elle choisit de ne pas renouveler son contrat avec la firme. Approchée la même année par Irving Townsend de la Columbia, maison chez qui elle avait fait ses débuts dans les années 1930, elle lui confie son envie de travailler avec l’arrangeur Ray Ellis, dont elle appréciait l’album Ellis in Wonderland. Ce choix avait quelque chose d’étonnant, même pour Ellis qui était davantage associé à la pop commerciale qu’au jazz pur et dur, mais la chanteuse désirait, aux dires de Townsend, créer une musique délicate et jolie.
Billie voulait un album au son plus contemporain que ses disques antérieurs, proche de celui des productions de Sinatra ou des Songbooks d’Ella. On peut en effet reprocher à Ray Ellis d’en avoir beurré épais dans ses arrangements, mais bien que passablement amochée la voix de Billie, la qualité de son émotion transcende les violonnades hollywoodiennes. Billie Holiday voulait rivaliser ici avec son disciple et ami Frank Sinatra, et sans doute séduire une partie du public du crooner ; elle a d’ailleurs choisi pour ce disque un répertoire essentiellement constitué de torch songs, ces chansons d’amours déçues et désespérées qu’elle fréquentait déjà, certes, mais dont Sinatra avait fait quasiment une spécialité. D’ailleurs, l’une des chansons (I’m a Fool to Want You) est carrément empruntée à Sinatra, qui l’avait co-écrite puisqu’elle s’inspire de son histoire d’amour sulfureuse et tragique avec Ava Gardner.
Quant à sa performance vocale, comment dire… ? Constamment harcelée par le FBI qui cherchait à la coffrer pour possession et usage de narcotiques (en guise de représailles pour son culot de chanter soir après soir son brûlot anti-lynchage, Strange Fruit), Billie était en sevrage d’héroïne et compensait prétendument en ingurgitant un demi-litre de gin avant chaque séance, juste pour se calmer les nerfs. Ce qui explique sa diction par moments mollassonne.
Un accueil mitigé
À l’époque comme aujourd’hui, Lady in Satin ne faisait pas l’unanimité. Comme je l’ai mentionné, la voix de Billie n’était plus optimale depuis des années, même si la chanteuse faisait toujours montre de son légendaire flair rythmique, de son phrasé unique et de son intensité coutumière. Avec le recul, certains commentateurs se sont montrés plutôt sévères. Dans le Penguin Guide to Jazz, Richard Cook et Brian Morton ont attribué à l’album une note de trois étoiles sur quatre étoiles, mais l’ont décrit comme un coup d’œil voyeuriste sur une femme battue. Dans le Rolling Stone Jazz Record Guide, on parle de Lady in Satin comme d’une dame trop habillée, ajoutant qu’il s’agit d’un album de la fin des années 1950, une époque où Billie Holiday avait déjà perdu une grande partie de son punch.
En 1997, dans la présentation de l’édition commémorant le 40e anniversaire de Lady in Satin, l’un des principaux intéressé, l’arrangeur Ray Ellis s’exprimait en ces termes :
Je dirais que le moment le plus émouvant des séances a été celui où elle écoutait la piste vocale de I’m a Fool to Want You. Elle en avait les larmes aux yeux… Après avoir terminé l’album, je suis allé dans la régie et j’ai réécouté toutes les prises. Je dois admettre que je n’étais pas satisfait de sa prestation, mais j’écoutais d’un point de vue musical plutôt qu’émotionnel. Ce n’est que lorsque j’ai entendu le mix final quelques semaines plus tard que j’ai réalisé à quel point sa performance était exceptionnelle.
Ellis n’a pas tort. Pour mieux saisir la grandeur de Lady in Satin, il vaut mieux l’écouter avec son cœur qu’avec ses oreilles et se laisser émouvoir par la puissance ET la fragilité de ces interprétations qui bien entendu portent les marques de l’époque de leur enregistrement et néanmoins s’imposent comme intemporelles. Ce n’est pas le disque que je recommanderais à quelqu’un qui n’a jamais écouté Billie Holiday et qui veut la découvrir, mais il n’en demeure pas moins essentiel.
Et, contrairement au titre de la dernière chanson du disque (The End of a Love Affair), ce disque a été pour moi le point de départ d’une histoire d’amour encore plus profonde pour Lady Day.
À propos…
Depuis 2009, Stanley Péan anime l’émission Quand le jazz est là, diffusée désormais du lundi au jeudi en fin de soirée à l’antenne d’ICI Musique, à laquelle s’est ajoutée en août dernier La Boîte de jazz, en ondes le dimanche soir. Et depuis le début de février 2023, il anime également Soul, la nuit, une émission d’une heure consacrée à ce genre musical qui passe après les coups de minuit, à la suite de Quand le jazz est là.