The Rolling Stones Exile On Main Street

Le chapitre décadent et périlleux devenu mythe a 50 ans.
L’arrivée du nouvel an marque à tout coup l’anniversaire de la parution d’un grand disque. Qu’il soit sorti il y a dix ou vingt ans est déjà un jalon important à souligner. Mais un album qui revendique le demi-siècle ? 1972 fut une année déterminante pour les Rolling Stones avec la sortie du double album Exile On Main Street.

Happy, All Down The Line, Tumbling Dice, Rocks Off, Soul Survivor, Rip This Joint et Loving Cup sont assénés sans compromis, des moments rock d’anthologie qui font partie des dix-huit chansons étalées sur les quatre faces du double-album. Les onze autres titres baignent dans un écrin blues et country, on pense à Sweet Virginia, Torn and Frayed, Shake Your Hips (Slim Harpo), Stop Breaking Down (Robert Johnson), Ventilator Blues, I Just Wanna See His Face, etc. La sono est l’affaire de l’illustre Glyn Johns (The Who, Led Zeppelin, The Beatles, Eric Clapton)… La réédition de 2010 débusque d’autres trésors en valeur ajoutée, des perles sombrés dans l’oubli : huit inédites et trois prises alternatives (All Down The Line, Loving Cup et Soul Survivor). Il restait donc dans les tiroirs les chansons Pass The Wine, Plundered My Soul, I’m Not Signifying, Following The River et Dancing In The Light, So Divine, Good Time Women et une autre simplement appelée : Title 5. Un délice pour l’amateur qui ne s’est pas fait prier pour en prendre davantage de cette époque bénie dont on croyait avoir tout vu, tout lu et tout entendu.

Le contexte
Considéré par plusieurs observateurs comme un grand classique de l’histoire du rock, Exile arrive dans le paysage musical jouant du coude avec plusieurs sorties d’albums tout aussi immenses et imposantes la même année : Thick as A Brick de Jethro Tull, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and The Spiders From Mars, gracieuseté de David Bowie qui sautait à pieds joints dans le glam rock, Machine Head de Deep Purple qui signait des intemporelles comme Smoke on The Water et Highway Star, School’s Out d’Alice Cooper, Harvest de Neil Young, Honky Chateau (Rocket Man) d’Elton John, Close To The Edge du groupe progressif Yes, Can’t Buy A Thrill du duo Donald Fagen et Walter Becker nommé Steely Dan (Reelin’ in the Years, Do It Again), bref, une année foisonnante tous genres confondus.

Mais Exile on Main Street, pour toutes sortes de raisons que nous expliquons dans cet article, s’élève au-dessus de la mêlée. Les Rolling Stones au sommet de leur art. Mick Jagger et Keith Richards ont 28 ans ! Brian Jones est mort deux ans auparavant, le concert en son hommage à Hyde Park a fait l’histoire. Heureusement, l’arrivée au sein du groupe anglais du jeune guitariste Mick Taylor a propulsé les Stones dans des sphères jusque-là non atteintes : avec une forte empreinte de blues, de country et de soul, aidé de cuivres rutilants et des chansons qui font mouche. Keith Richards, l’ineffable guitariste et compositeur de la plupart des chansons des Rolling Stones avec Mick Jagger (le duo prolifique est surnommé Glimmer Twins) n’est pas passé par quatre chemins dans sa biographie intitulé Life, parue en 2010 pour affirmer que Exile est le meilleur disque du groupe anglais. Point barre.

Jagger Richards en pleine création à la villa Nellcote (Dominique Tarlé / capture d’écran)  (Cliquez sur les photos pour les agrandir.)

Ce troisième disque avec Taylor est dans le même esprit que les deux disques précédents : Let It Bleed en 1969 (l’inoubliable Gimme Shelter, le baume You Can’t Always Get What You Want), puis Sticky Fingers en 1971, avec la fermeture-éclair suggestive de la pochette d’Andy Warhol, (Bitch, Brown Sugar et Wild Horses). Exile on Main Street couronne de manière grandiose cette trilogie. Ces trois albums, cette période dorée de chansons innovatrices et lumineuses amène des tournées aux fortes sensations, pour le meilleur et pour le pire : on pense tout de suite aux matamores des Hells Angels qui ont dérapé au festival d’Altamont, tuant le jeune Meredith Burke, âgé de 18 ans. On se remémore aussi le spectacle au Forum de Montréal en 1972 marqué par l’explosion d’un camion-remorque du groupe stationné sur la rue de Maisonneuve, acte de vandalisme délibéré, ce qui mis Montréal sur la liste noire des géants du rock jusqu’à leur retour au Stade Olympique en 1989 lors de la tournée Steel Wheels. Et hors de la scène, la légende des mauvais garçons du rock est entretenue avec le film Cocksucker Blues, un documentaire controversé du photographe Robert Frank tournée en 1972, mais qui n’a jamais été diffusé en raison d’une interdiction de la part des Rolling Stones.

Bref, le mythe et la légende des Stones scintillent de tous ses feux. Sex, drugs and rock’n roll n’a jamais été aussi bien incarné que par son logo à la langue et la bouche bien ouverte.



La Villa Nellcôte, lieu de tous les possibles
La sortie du classique double album le 12 mai 1972 ne s’est pas fait sans heurts, loin s’en faut. Le groupe avait déjà commencé à composer et enregistrer des pistes lors de la session studio de Sticky Fingers et s’est poursuivi jusque dans une villa située dans le sud de la France, que Keith Richards et les autres Stones avaient loué en tant que résidence principale afin d’éviter de payer les imposantes taxes en Angleterre. Mick Jagger reste à Paris avec sa femme Bianca et trace vers le sud seulement lorsque tout est en place pour enregistrer chez son pote Keith. En exilés fiscaux donc, d’où le titre très à propos du disque.. La villa Nellcôte, un manoir de 16 pièces de style néo-classique situé à Villefranche-sur-mer sur la Côte d’Azur est loué d’avril 1971 à novembre 1973 par Richards et sa compagne Anita Pallenberg. Plusieurs sessions d’enregistrements ont eu lieu dans le sous-sol humide, désuet et peu propice aux activités quotidiennes des occupants depuis sa construction en 1899, mais la qualité sonore qui en émane convainc le producteur-réalisateur Jimmy Miller d’investir le vétuste espace. Au plus fort de la saison estivale, il fait tellement humide dans ces cubicules du sous-sol que les guitares se désaccordent d’elles-mêmes.Au point où l’on a songé à intituler l’album en devenir Tropical Disease! Jagger réclamait des ventilateurs (d’où la chanson) et plusieurs musiciens ont joué pieds nus et torse nus!

Au départ, le souhait exprimé voulait que les cinq membres (avec Bill Wyman à la basse, Taylor aux guitares et feu Charlie Watts aux fûts), les deux cuivres, Jim Price, trompette, Bobby Keys au saxophone ténor et toute l’équipe dorment le jour et enregistrent la nuit. Un studio mobile jouxte la villa et les fruits de ces captations seront ajoutés à celles du studio Olympic à Londres.

https://onvinylstore.com/en_US/p/ROLLING-STONES-EXILE-ON-MAIN-STREET-box-2LP2CDdvd/319

Alors, voilà, il a fallu rivaliser d’adresse et de débrouillardise pour atteindre cet objectif : le va-et-vient incessant des groupies, d’amis, de vendeurs de drogue dures venus de Marseille, de journalistes ou de simples curieux ont fait déraper les plans. Et comme si cette auberge espagnole n’avait pas assez d’obstacles, les Stones ont piraté l’électricité du circuit ferroviaire adjacent et ainsi pu alimenter leurs amplificateurs et le studio mobile !

Plusieurs invités se sont pointés à la Villa Nellcôte en 1971 : John Lennon et Yoko Ono, Eric Clapton, les acteurs James Caan et Faye Dunaway, le poète William S. BurroughsJagger, inspiré par ce dernier, écrivait des mots sur de petits bouts de papier et demanda aux quatre autres d’en piger un. Une fois mise bout à bout, cela a donné les paroles de Casino Boogie.
Gram Parsons s’est aussi rendu dans le sud de la France avec ses influences country. On l’entend faire des chœurs sur Sweet Virginia mais son penchant trop marqué pour l’héroïne a conduit à son expulsion des lieux. Jagger, Wyman et Watts, les trois rébarbatifs aux drogues dures, ont choisi d’habiter ailleurs qu’à Nellcôte, la Casa Richards et son atmosphère toxique durant les weekends. Plusieurs criminels de la région ont été vus sortir de la villa avec des guitares, la basse de Wyman, les dettes de drogue se payaient à la dure.

https://www.lagaleriedelinstant.com/shop/fr/livres/27-exile-dominique-tarle.html

La discipline est mise à mal par ce foutu bordel quotidien. Richards était souvent incapbale de jouer sa guitare, imbibé par le smack. Jimmy Miller a dû jouer de la batterie sur quelques morceaux tandis que plusieurs musiciens ont dû jouer de la basse à la place d’un Bill Wyman, hors de combat, remplacé par Mick Taylor, Wyman est d’office sur la moitié seulement des dix-huit chansons. Jagger, lui, a le goût d’explorer et de prendre des risques. Dans l’effectif, on peut compter sur deux pianistes britanniques de renom Nicky Hopkins, qui avait déjà joué avec les Stones et Ian Stewart (vous vous souvenez de la chanson Boogie With Stu tiré de l’album Physical Graffiti de Led Zeppelin ?). Bobby Whitlock (Derek and the Dominos) joue de l’orgue sur I Just Want To See His Face.

La chanson Sweet Black Angel est l’une des seules où les cinq Stones jouent ensemble de leurs instruments appropriés. Mick Jagger marcha dans les rues de Paris à la fin de la tournée en 1972 pour protester contre l’incarcération d’Angela Davis, la sweet black angel en question, une activiste des droits civils.

Happy devient le deuxième single de l’album. La voix émotive et éraillée de Keith Richards donne des ailes à cet hymne fédérateur augmenté par l’éclatante présence des deux cuivres. Tumbling Dice et Happy ont atteint le top 40 des palmarès et font encore partie, immanquablement et à ce jour, des concerts des septuagénaires du rock. Ventilator blues est co-écrite par Taylor qui exulte aussi à la guitare slide sur All Down The Line. Sur Shine A Light, l’avant-dernière de la face 4, on verse dans la ballade gospel gracieuseté du jeu bien senti de Billy Preston à l’orgue (présent sur Let It Be des Beatles) et des cordes vocales de Clydie King et Vanetta Fields. Incidemment, la chanson fut écrite par Jagger en 1968 à propos du déclin de Brian Jones aux prises avec des problèmes de consommation. Shine A Light a failli se retrouver sur le disque Beggars Banquet ! Bref, il existait une sorte de décadence à la Villa Nellcôte. On jouait quand les musiciens étaient capables de jouer !

Visuel : © Dominique Tarlé

Au mois de décembre, le groupe déménage à Los Angeles pour le mix et l’ajout de boucles (overdubs) de Exile On Main Street, Jagger prend le contrôle des sessions, l’addiction de Keith pour l’héroïne avait ralenti le processus. Au lieu de se rendre dans la Ville des Anges, le guitariste entre en cure de désintox en Suisse avant d’entreprendre la tournée. Richards avait pourtant quitté le Royaume-Uni sobre, mais un accident de karting à Cannes lui a endommagé le dos et la prescription de Morphine reçue afin d’atténuer la douleur s’est sournoisement transformée en addiction à l’héro. On entend la voix de Jagger très loin derrière dans le mix ce qui nourrit le mystère.

Avec un recul de cinq décennies, certains observateurs croient encore que Exile On Main Street aurait été plus marquant dans l’histoire si ses meilleures chansons avaient été regroupées sur un seul et même disque au lieu de deux. Idem pour l’Album blanc des Beatles ou même The River de Bruce Springsteen. Que les meilleures. Rien qui dépasse. Ça se discute. D’un point de vue commercial peut-être mais d’un point de vue création artistique, l’amateur de musique aurait indubitablement perdu au change. Les Stones en étaient à leur douzième album, la portion blues du disque est révélatrice d’un désir avoué de continuité, d’incursions bleues qui vont au-delà de celles sur Let it Bleed et Sticky Fingers. En ce sens, Exile est un disque plus laid back, fait avec les moyens du bord avec des matériaux primitifs, essentiels à l’identité du groupe. Autrement dit : main dans la main avec le blues depuis 1962.

Mick Jagger a avoué quelques années plus tard que le groupe se serait séparé si ses membres n’avaient pu se libérer des lourdes taxes anglaises.

Exile On Main Street a 50 ans. On en parle avec admiration aujourd’hui parce rien de cette folle aventure ne prédestinait à la réussite. Sans dire qu’il s’agit d’un chef d’oeuvre, il aura pavé la voie et donné le ton aux albums suivants parus durant les années 1970: Goats Head Soup, 1973, It’s Only Rock’n Roll, 1974, Black and Blue, 1976, Some Girls,1978. Plus jamais l’on a senti cette liberté, cette absence de compromis chez les Stones.

https://onvinylstore.com/
https://www.lagaleriedelinstant.com/