Patricia Deslauriers s’entretient avec Tord Gustavsen

Tord Gustavsen – Compositeur et pianiste
de jazz norvégien produit par l’étiquette de jazz ECM

Le 8 avril 2022, un nouvel album de Tord Gustavsen Trio a été lancé. Il s’intitule Opening et a été enregistré par ECM Records. Tord Gustavsen est le compositeur et l’arrangeur des pièces de l’album. Le trio est composé de Tord Gustavsen au piano et à l’électronique, du contrebassiste Steinar Raknes et de Jarle Vespestad à la batterie. Sur cet album, les trois artistes offrent une musique de jazz de chambre vibrante, mélancolique, très atmosphérique, d’une grande profondeur et qui met en valeur les talents artistiques de chacun. Le trio fera de nombreuses tournées en 2022-23, et il présentera également des concerts aux festivals de jazz de Montréal, de Vancouver et de Québec !

Nous avons profité de la venue prochaine de ce trio pour nous entretenir avec Tord Gustavsen afin de mieux le connaître et de voir comment il entrevoit ce qu’il a accompli à ce jour, de même que la façon dont il se projette dans un avenir rapproché.

Quelles sont vos inspirations ?

Mes plus grandes inspirations, je les puise chez les musiciens avec qui je travaille, c’est-à-dire de nos interactions, de la façon dont ils répondent à ma musique et de leurs idées novatrices. Une autre source d’inspiration est tirée de mes différentes collaborations avec des chorales et des chanteurs d’un peu partout dans le monde.

Quant au style, on pourrait dire que la musique traditionnelle norvégienne et scandinave, dans les différentes formes de danses et de berceuses originales encore très présentes dans ma culture, sont ce qui m’inspire.

Je m’inspire aussi, bien sûr, de la musique classique européenne, surtout de compositeurs impressionnistes. Jean Sébastien Bach est très important pour moi et je pourrais même dire qu’il est une vitamine que chacun devrait prendre chaque jour. Le jazz américain a aussi son importance, que ce soit le blues, le jazz contemporain, le gospel ou la musique religieuse. Toutes ces influences contribuent à m’inspirer.

Qu’est-ce que votre collaboration avec ECM Records vous apporte ?

Avant ma première collaboration avec ECM en 2003, je n’avais jamais réalisé de projets d’album à mon nom. C’est alors un grand pas pour moi. Bien entendu, cette collaboration m’a beaucoup apporté sur le plan de la production et de la distribution mondiale. Mais fondamentalement, c’est l’apport artistique de Manfred Eicher, le producteur et fondateur, qui a été le plus grand atout. Ça signifiait beaucoup pour moi. Nos visions allaient dans la même direction et son rôle se définit autant comme observateur que comme producteur très engagé. Il m’a aidé à définir ma vision. Ça a été important de pouvoir compter sur une équipe pour qui la musique, la qualité artistique, la beauté, la pureté et la transparence dominent les décisions.

Vous êtes passé au niveau où votre nom évoque un son distinct. Comment voyez-vous ce commentaire ?

Bien qu’on pourrait dire que mon son est distinctif, tous mes albums sont différents. J’évolue avec des esthétiques différentes, en tentant différents concepts en matière d’enregistrement, soit chacun dans notre pièce, avec ou sans écouteurs ou encore, ensemble dans une pièce ou même une combinaison des deux ! J’ai aussi exploré différentes façons d’utiliser les reverbs et expérimenté diverses prises de son pour chaque instrument. Nous avons enregistré cet album tous ensemble dans la même pièce sans écouteurs. Donc, pour moi, chacun de mes 9 albums porte sa propre identité et a été créé de façon unique. Mais la qualité sonore, autant sur album que sur scène, a toujours été pour moi, prioritaire. Je considère mon ingénieur de son comme le quatrième membre de mon équipe. Au début, je puisais directement dans mon salaire pour qu’il puisse nous accompagner en tournée.

Après avoir exploré tous ces concepts en matière d’enregistrement, avez-vous une préférence ?

C’est une question très difficile, car pour obtenir un excellent résultat quant au jazz de chambre, plusieurs conditions doivent être respectées. II y a des nuances liées à chacun des concepts. Par exemple, je pense que la musique, et plus particulièrement le piano, n’a jamais accédé à un aussi haut niveau que sur ce dernier album.

Quant à la portion pianistique, je considère que faire l’enregistrement sans écouteurs est définitivement la meilleure façon de faire. En contrepartie, en enregistrant de cette façon, la batterie et la contrebasse ne sont pas aussi présentes qu’avec des écouteurs. Il en découle une tout autre interaction avec le trio et je ne puis dire, pour cette raison, ce que je préfère !

Prenez-vous part au processus de prise de son (choix des micros, etc.) et de mixage en studio ?

Oui un peu, pour le choix ou la façon de placer les micros par exemple, il m’arrive de faire des suggestions, mais j’écoute d’abord la proposition de l’ingénieur. Quant au mixage, je m’investis pleinement dans le processus. Toutefois, je laisse toujours l’ingénieur débuter, car lorsqu’il comprend bien notre esthétique et ce qu’on souhaite obtenir, c’est fascinant de constater les résultats.

Quelle est votre préparation en vue d’un enregistrement ?

Encore là, il n’y a pas qu’une réponse, il y a une multitude d’approches. Normalement, les pièces de l’album ont été jouées en concert jusqu’à deux années avant l’enregistrement, ce qui a permis aux pièces d’évoluer. Cette fois-ci, à cause de la situation pandémique, il n’y a pas eu tant de concerts, donc c’est différent. J’ajoute aussi du nouveau répertoire que nous travaillons en studio de répétitions quelques jours avant l’enregistrement. II y a aussi des nouvelles idées qui se développent directement et spontanément en studio.

Pour tout vous dire, rien n’est jamais pareil et tout peut nous surprendre en studio. Parfois nous avons répété des titres que nous pensions faire facilement, mais qui se sont avérés difficiles à jouer, et c’est une nouvelle pièce jamais répétée qui va prendre la place tout naturellement. À l’inverse, comme pour la première pièce de mon récent album The Circle, elle avait été rejetée en répétition.

En d’autres mots, ce qui importe pour moi est le moment présent en studio. Il faut avoir une vision, mais être réceptif. Parfois tout tombe en place comme j’avais imaginé. D’autres fois, ce qui a été préparé peut complètement changer de direction ou ne plus exister. Du nouveau matériel peut émerger, selon les variantes du moment, soit la façon dont le piano réagit, sa sonorité, soit le son en général, nos humeurs, etc. ! Ceci résume la magie de la spontanéité et du collectif. Le tout est fait en 2 jours y compris les prises de son. Si vous n’êtes pas en forme ces jours-là, ou si vous n’aimez pas comment vous avez joué, c’est tant pis ! Il faut être réceptif, savoir faire des choix et surtout être capable de changer de direction instantanément.

Pour le récent album Opening, vous avez un nouveau contrebassiste qui utilise quelques éléments électroniques, vous ajoutez aussi plus subtilement cette carte, pouvez-vous expliquer votre démarche ?

J’ai commencé cette exploration il y a deux albums déjà, avec des sons et effets de synthétiseurs sur l’album What Was Said. Comme il n’y avait pas de bassiste, je faisais quelques lignes de basses au synthétiseur. II y en a eu, ensuite, sur l’album The Other Side, mais mon apport en électronique reste très discret.

Pour Opening, mon nouveau contrebassiste Steinar Raknes met l’électronique plus à l’avant-plan. C’est un soliste avec un S majuscule et il a une grande maîtrise de l’archet. Il apporte un son plus large, plus imposant, et il peut prendre une grande place comme soliste, puis devenir très humble comme accompagnateur. II ajoute également une distorsion intéressante et la première fois que je l’ai entendu, j’ai été très surpris. J’ai adoré ça et je me suis demandé si ça pouvait s’intégrer dans ma musique, et, oui, la résultante est fantastique.

À quoi peut-on s’attendre lors de votre concert à l’Université Laval le 30 juin prochain ?

De la spontanéité ! C’est ce qu’on peut s’offrir quand nous avons la chance de jouer avec de grands musiciens. Nous pouvons jouer tout mon répertoire depuis le début avec de nouvelles compositions et de nouvelles improvisations. Tous mes concerts sont  différents. C’est ce qui est fascinant avec ce trio, mettre les mélodies en avant, s’exprimer avec liberté en improvisant totalement sur ce que nous ressentons à ce moment.

Sur le plan sonore, il est important de dire que nous avons établi un concept au fil des tournées. L’emphase est mise sur les instruments afin qu’ils bénéficient du son le plus pur et au plus près possible de ce qu’ils sont. Le niveau des basses fréquences et l’ajout d’éléments électroniques prennent parfois une place bien importante dans l’expérience sonore. Peu de trios de jazz offrent cette texture, car la prise de son de la batterie est plus près de l’approche qu’ont des groupes populaires utilisant les micros de cette façon.

Une fois un album lancé, est-ce que vous vous projetez dans le futur avec de nouveaux projets ?

La plupart du temps, les idées arrivent de façon bien naturelle. Je n’ai pas de plan ni de stratégie. J’ai toujours de nouvelles compositions en tête et de nouvelles idées d’enregistrement, mais le tout se précise au fil des tournées où la musique évolue. Cela doit venir de façon organique.

Est-ce que vous-même portez une attention particulière à l’équipement que vous utilisez pour écouter de la musique ?

J’apporte de très bons écouteurs avec moi en tournée et j’ai un bon équipement à la maison. Je ne me considère pas comme un puriste en la matière, car l’investissement peut être sans fin.

J’ai comme mission de mettre en valeur la qualité sonore ainsi que la qualité d’écoute. Le fait de s’assoir, de fermer les yeux dans le meilleur environnement possible, on en tire tellement plus d’émotions et de bénéfices. Si je dois écouter de la musique en streaming, je m’assure de ne pas utiliser de fichiers audio compressés. Lorsque l’on porte tant de soin, de passion et d’énergie pour obtenir la meilleure qualité sonore et qu’on sait que plus de 75 % de gens écoutent la musique en mono sur un ordinateur où ils n’entendent même pas la basse, ça peut parfois être décourageant, mais il faut arrêter de se plaindre et quand même continuer notre démarche. Nous devons protéger nos bonnes énergies en nous disant qu’ils en tirent quand même un plaisir et une certaine expérience quand ils écoutent notre musique, même si pour nous, ce résultat n’est pas satisfaisant.

Parallèlement à votre trio, vous avez des collaborations en musique folklorique, avec des chorales et en musique religieuse. C’est important pour vous ?

Le folklore et la spiritualité font partie de moi. Les hymnes, les chants traditionnels et  religieux de diverses cultures sont au centre de ma vie. 

En plus des chorales, j’ai collaboré, entre autres, avec des musiciens de Soufie d’Iran et de Turquie. Mon identité spirituelle est tirée de diverses sources, mais elle est basée sur le christianisme, car j’ai grandi dans cette religion. Je ne peux pas affirmer qu’une religion vaut mieux qu’une autre. Je m’inspire de toutes les formes de spiritualités, en autant qu’elles soient ouvertes d’esprit et sans jugement. Je pratique le bouddhisme, je lis beaucoup de poésie et de littérature sur les autres religions. C’est un beau grand jardin que je cultive.

À titre d’être humain et de musicien, les trésors de ces profondes mélodies du répertoire sacré sont primordiaux. Ce sont mes standards en matière de jazz. Ils sont fondamentalement inscrits dans mon ADN musical. C’est là d’où je viens et d’où je puise toute mon inspiration. N’est-ce pas là, une autre réponse à votre première question ?

Notes

Tord Gustavse offrira une discussion ouverte à tous à l’Université de Laval, le 30 juin à 13 h. Billets à jazzenjuin.com

En concert

À Québec : Festival Québec Jazz en Juin, au Théâtre de le Cité Universitaire (Québec) à  20 h.

À Montréal : Festival de Jazz de Montréal au Gésù à 22 h.

L’album Opening est offert en haute définition et il sera disponible cet automne sur disque vinyle.

Tord Gustavsen est un artiste Steinway. Il écoute la musique avec des écouteurs et moniteurs de scène B&W, et utilise des enceintes acoustiques Kudos, un amplificateur Lyngdorf et un lecteur réseau Linn pour le streaming en haute résolution.

Tord Gustavsen a remporté un American Grammy Awards pour le Best Immersive Sound Album avec le projet The Norwegian Label 2L – Det Norske Jentekor / Norwegian Girls’ Choir. Son ambiophonique et ultra-haute résolution.

https://www.ecmrecords.com