Oscar Peterson : profil immortalisé en argent

Dans son documentaire Oscar Peterson : Black + White (2020), le cinéaste Barry Avrich retrace le parcours du légendaire pianiste montréalais, de ses débuts comme jeune virtuose adoubé dès l’adolescence par la radio locale à ses triomphes sur les scènes les plus prestigieuses du monde. Mêlant des documents d’archives, des entrevues, des extraits de concerts et des témoignages de divers artistes contemporains, dont son compagnon d’armes le contrebassiste Dave Young, les pianistes Herbie Hancock, Joe Sealy et Robi Botos, les chanteuses Measha Brueggergosman et Jackie Richardson, le film permet au profane de mieux comprendre l’importance cruciale de Peterson dans l’histoire culturelle et sociale du Canada. C’est évidemment cette importance cruciale qu’a tenu à souligner la Monnaie royale canadienne en lançant cet été une pièce spéciale en l’honneur du compositeur et interprète de la Canadiana Suite (1964).

Bien avant le film d’Avrich, la trajectoire exceptionnelle de Peterson avait précédemment fait l’objet de documentaires, notamment celui réalisé en 1992 par sa nièce Sylvia Sweeney, In the Key of Oscar, de nombreux ouvrages biographiques : Oscar Peterson : The Will to Swing (2000) de Gene Lees; A Jazz Odyssey : The Life of Oscar Peterson (2002), co-signé par le principal intéressé et Richard Palmer; Oscar Peterson: The Man and His Jazz (2012) de Jack Batten; ou encore celui laconiquement intitulé Oscar Peterson (2012), signé par Jean-Pierre Jackson. Son extraordinaire récit de vie a même inspiré un roman empreint de réalisme magique (Oscar publié en 2018 par l’écrivain montréalais d’origine chilienne Mauricio Segura) et un album illustré pour enfants, Oscar Lives Next Door: A Story Inspired by Oscar Peterson‘s Childhood (2015), écrit par Bonnie Farmer et illustré par Marie Lafrance.

D’ailleurs, cet album destiné aux petits nous rappelle que bien avant qu’il devienne le pianiste virtuose que l’on sait, Oscar Emmanuel Peterson était un gamin de cinq ans qui rêvait de jouer de la trompette. Après que la tuberculose infantile ait affaibli ses poumons, le petit a dû renoncer son instrument bien-aimé, pour se mettre au piano sous la tutelle de sa sœur et professeure Daisy Peterson Sweeney. La suite appartient à l’histoire : Peterson est devenu une sensation internationale du piano jazz, dont la carrière s’est étendue sur six décennies et a produit des centaines d’enregistrements, dont certains en compagnie des plus grands noms du jazz mondial, de Louis Armstrong à Ulf Wakenius, en passant par Roy Eldridge, Ella Fitzgerald, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Herbie Hancock, Billie Holiday, Clark Terry et j’en passe.

Il n’est pas inutile de rappeler les circonstances qui ont permis à Peterson d’accéder à la gloire internationale. Selon la légende corroborée par Gene Lees dans son ouvrage et par Norman Granz dans le film Oscar Peterson : Black + White, à la fin de 1947, le pianiste se produisait à la tête de son trio à l’Alberta Lounge, un club du centre-ville montréalais, et ses prestations étaient retransmises en direct à l’antenne de CJAD AM pendant quinze minutes tous les mercredis soir. Un de ces mercredis, alors qu’il roulait en taxi en direction de l’aéroport Dorval, le gérant d’artiste et producteur américain Norman Granz a entendu Peterson et son groupe à la radio. Supposant qu’il s’agissait de musique sur disque, Granz a voulu savoir le nom de la station pour pouvoir appeler et connaître l’identité du pianiste. Le chauffeur de taxi l’a informé qu’il s’agissait de Peterson, qui jouait en direct de l’Alberta Lounge. Granz a décidé de reporter son retour vers les États-Unis et a demandé au chauffeur de faire demi-tour vers l’Alberta Lounge, espérant faire connaissance avec celui que Duke Ellington allait bientôt baptiser le Maharaja du clavier.

Devenu son impresario et son producteur, Norman Granz fait d’Oscar Peterson l’une des vedettes des prestigieuses tournées Jazz at the Philharmonic et un des têtes d’affiche de sa maison de disques, Verve; à ce dernier titre, Peterson accompagne non seulement le gotha du jazz de l’époque sous contrat avec le label, mais y publie aussi de nombreux albums enregistrés à la tête de son trio, chaleureusement accueillis par la critique.

Photo : David Redfern/ Redferns

Globetrotter certes par la force des choses mais profondément patriote, Peterson a voulu célébrer le centenaire du pays en rendant un hommage musical à ses divers paysages avec son ambitieux Canadiana Suite (1964), un album inspiré de ses voyages en train d’un océan à l’autre. Débutant dans les Maritimes par Ballad to the East, la suite homonyme se déplace d’est en ouest à travers les Laurentides (Laurentide Waltz), fait escale dans le faubourg montréalais qui a vu Peterson grandir (Place Saint-Henri) puis nous entraîne vers l’autre grande métropole du Canada, Toronto (Hogtown Blues), avant de filer à travers les grandes plaines manitobaines (Blues of the Prairies) et saskatoise (Wheatland). Enfin, Peterson nous emmène à Calgary (March Past) et dans les Rocheuses (Land of the Misty Giants). À propos de Canadiana Suite, le pianiste et compositeur a déclaré :

Ma profession m’a fait visiter les quatre coins du monde, et aucun ne m’a semblé plus beau que là d’où je viens. En tant que musicien, je réponds à l’harmonie et au rythme de la vie, et quand je suis profondément ému, quelque chose chante en moi. Avec un pays aussi vaste et aussi plein de contrastes que le Canada, j’avais l’embarras du choix quant aux thèmes en composant cette suite. C’est mon portrait musical du Canada que j’aime.

Bien que sa Canadiana Suite, témoignage de son sentiment d’appartenance à son pays, a contribué à l’imposer comme un compositeur de jazz majeur sur la scène du jazz au nord du 45e parallèle, c’est une œuvre antérieure qui a assuré à Oscar Peterson son rayonnement à l’international. Composée en 1962 avec le soutien de son ami et producteur Norman Granz, sa chanson Hymn to Freedom (issue de son album Night Train, paru en 1962) s’est rapidement vue adopter à travers le monde comme un hymne emblématique du mouvement des droits civils. S’inspirant des negro spirituals qu’il entendait enfant dans les églises du faubourg Saint-Henri, Peterson a tenté de traduire le lyrisme sobre et poignant de ces traditionnels sacrés. Une fois l’œuvre terminé, Granz et lui ont décidé qu’il fallait des paroles à cette chanson. L’autrice choisie, Harriette Hamilton, parolière attitrée de l’ensemble vocal The Malcolm Dodds Singers, se souvient que les paroles devaient se contenter d’exprimer en langage très simple un espoir d’unité, de paix et de dignité pour le genre humain. Ça a été facile à écrire.

Parallèlement à ses triomphes comme pianiste et compositeur, Oscar Peterson a aussi œuvré comme pédagogue. Au cours des années 1960, avec la complicité de quelques associés, il a mis sur pieds et dirigé l’Advanced School of Contemporary Music à Toronto, en activité pendant cinq ans. Hélas, l’école a dû fermer ses portes en raison des tournées qui appelaient le pianiste-professeur à voyager et aussi en l’absence de financement public adéquat. Plus tard, Peterson a présidé au programme d’études jazz de l’Université York dont il a même été chancelier au début des années 1990. Auteur de plusieurs études de piano jazz, il encourageait ses élèves à étudier Bach, en particulier Le Clavier bien tempéré, les Variations Goldberg et L’Art de la fugue, morceaux qu’il tenait pour essentielles à tout pianiste sérieux. Parmi les jazzmen à qui il a enseigné, on compte son ami d’enfance Oliver Jones et son protégé Benny Green. Mais on ne saurait nommer tous les autres qu’il a influencés par son exemple…

Étonné que son cadet Oliver Jones décide d’annoncer sa retraite prématurément à la fin des années 1990, Peterson aurait dit grosso modo, avec un amour : Voyons donc, Oliver; un jazzman ne se retire pas : il meurt, tout simplement ! Il était bien placé pour le savoir, ayant continué d’enregistrer, de composer et de tourner après qu’une grave attaque ait affaibli son bras et sa main gauche et l’ait temporairement contraint à l’inactivité en 1993.

Emporté par des complications de santé dûes à l’insuffisance rénale le 23 décembre 2007, Oscar Peterson lègue au Canada et surtout au monde de la musique un héritage inégalable. Intronisé au Temple canadien de la renommée en musique en 1978, promu Compagnon de l’Ordre du Canada en 1984, après en avoir été fait Officier en 1972, nommé chevalier de l’Ordre national du Québec en 1991, récipiendaire de sept Grammy Awards, dont un pour l’ensemble de son œuvre en 1997, il symbolise ce que le jazz peut offrir de meilleur, de plus durable, d’immortel.