Par Jean-François Rancourt
Montréal le 30 septembre 2014 — Les artistes qui parviennent à s’imposer et se faire reconnaître avec un seul album se voient confrontés à une réalité à double-tranchant : d’un côté, leur nom est déjà fait et ils bénéficient d’une attention particulière leur assurant une audience pour leurs futures productions. De l’autre côté, cette assurance ne doit pas être prise pour acquise : le test du deuxième album peut être fatal, alors que les attentes face à eux atteignent des niveaux très élevés. Ainsi, on peut se demander : comment s’en tire le groupe Alt-J, dont le premier album, An Awesome Wave (gagnant du Mercury Prize, l’équivalent britannique du Prix Polaris canadien), s’est rapidement illustré comme une des œuvres alternatives les plus originales des dernières années? This Is All Yours répond-il aux attentes des fans?
La réponse à cette fatidique question est simple : oui! Malgré le départ en janvier, pour des raisons personnelles, de leur bassiste Gwil Sainsburyle, le trio anciennement quatuor nous offre un travail de maître, répondant aux attentes qu’on a pu se créer au cours des deux dernières années. En effet, This Is All Yours a tout d’un excellent deuxième opus : tout d’abord, parce qu’il respecte la ligne directrice de l’ambiance propre d’Alt-J, soit un indie-pop-rock étrange et bizarroïde ponctué d’accords vocaux de type traditionnel anglais, d’arrangements musicaux à la fois simples et profonds et de rythmes oscillant entre paisibles et à saveur rock, voire hip-hop. Ensuite, parce que cette ligne directrice fut déviée vers quelque chose de différent, de plus «mature» en quelques sortes (bien que la maturité ici ne s’applique qu’à la musique, des pièces comme Left Hand Free faisant part d’un humour textuel relevé). Les moments de détente sont plus nombreux, les ambiances plus texturées; on se surprend d’ailleurs de la capacité de ces musiciens à nous emmener dans des univers indie-pop lointains et à l’écart des masses musicales radiophoniques contemporaines.
C’est donc un voyage qu’on entreprend en écoutant This Is All Yours. En voie de devenir une habitude pour le groupe, la première pièce, intitulée Intro, est une des plus convaincantes de l’album, par sa lente progression, qui nous fait passer de «La, la, la, la» à quelque chose de lourd et travaillé, où on comprend rapidement qu’on a affaire à un produit musical haut de gamme. Arrival In Nara et Nara s’enchaînent ensuite mélodieusement, faisant retomber temporairement la vapeur avant de nous ramener vers des émotions plus intenses dictées par la voix nasillarde de Joe Newman. S’en suit un des moments forts de l’album, Every Other Freckle, qui est l’illustration parfaite de la continuité dans le changement; si cette pièce aurait parfaitement pu figurer sur An Awesome Wave, sa place sur This Is All Yours semble naturelle et spontanée, sorte de transition entre un début d’album brumeux et Left Hand Free, cette « chanson-blague» écrite en moins de 30 minutes, où on a l’impression de plonger dans le rock des années ’70.
S’en suit un moment de détente, avec la transition médiévale Garden Of England et l’atmosphérique Choice Kingdom, qui ouvrent la voie à Hunger Of The Pine, une autre des meilleures pièces de l’album, conjuguant un électro minimaliste avec une ambiance intime et feutrée, pouvant évoquer Radiohead ou encore The Postal Service. Warm Foothills est un retour à à la tranquilité musicale, avant l’arrivée légèrement psychédélique de The Gospel of John Hurt. Pusher est de son côté un hymne folk léger et lourd à la fois, tandis que Bloodflood Pt. II (suite la pièce du premier album) a un petit quelque chose qui nous rappellera l’époque post-punk, mais sans le côté punk. La fermeture de l’album, Leaving Nara, est tout aussi douce et imaginative que la grande partie des morceaux, sa légère progression nous conduisant rapidement aux dernières notes de l’album.
Si An Awesome Wave, avec son caractère se rapprochant de la compilation de singles, a effectivement produit une vague fantastique déferlant sur l’industrie de la musique en 2012, This Is All Yours est de toute évidence réellement conçu pour les fans, ceux qui réclamaient un album faisant acte d’une formule plus originale et linéaire (ou autrement dit, moins pop). Peut-être que quelques écoutes du premier s’imposent pour entièrement apprécier le deuxième; il en reste toutefois qu’on a ici un album qui se fraiera sans aucun doute une place de choix dans les palmarès annuels. Simpliste et grandiose, enjoué et déprimant, bizarre et familier; Alt-J, par sa musique bipolaire, restera définitivement un des groupes à surveiller pour bien des années à venir.
Ma note : 8.6/10
