Miles Davis : Kind of… Pop

 En 1988, Miles Davis confiait au journaliste Quincy Troupe (qui a recueilli et mis en forme ses propos pour le bouquin Miles : l’autobiographie) qu’il estimait que son ancienne maison de disques, Columbia, détenait dans ses voûtes suffisamment d’enregistrements inédits gravés par lui pour inonder le marché pendant les décennies qui suivraient son décès. À en juger par le déluge de coffrets, de rééditions augmentées de matériel inouï que la firme a effectivement fait paraître depuis que le trompettiste a poussé son dernier souffle en septembre 1991, il faut bien reconnaître que le créateur de Kind of Blue avait raison.

Septième volume de la fameuse Bootleg Series de Columbia / Legacy, le coffret de trois CD, That’s What Happened 1982-1985, retrace la période la plus controversée de la discographie de Miles, au cours de laquelle ce caméléon du jazz avait voulu se mettre au diapason de cette période de la musique populaire où l’on privilégiait les synthétiseurs et percussions programmées, les coiffures stylées avec balayages de couleur et les vidéoclips à grand déploiement.

Coffret de 3 CD

Cette description du travail discographique du trompettiste durant ces années-là pourrait sembler hautaine ; ce n’est certes pas mon intention. C’est ce Miles-là que j’ai découvert à la fin de mon adolescence sur l’album You’re Under Arrest (1985), son 55e en carrière, qui marquait la fin de son association de trente ans avec la Columbia. C’est ce Miles-là que je suis allé applaudir au Théâtre Saint-Denis au Festival international de jazz de Montréal en 1985, celui qui empruntait des succès radiophoniques du moment à Cindy Lauper (Time After Time) et à Michael Jackson (Human Nature) dans l’espoir de les transformer en nouveaux standards immortels.

Quelle étrange expérience j’ai partagée avec ma sœur aînée ce vendredi soir-là ! Un micro sans-fil attaché au pavillon de sa trompette Martin Committee écarlate, Miles était, au contraire des musiciens de son groupe, totalement libre d’arpenter la scène à sa guise. Mais pendant presque tout le concert, la star tournait résolument dos à l’auditoire, pointant son instrument vers le sol. Il projetait une image de concentration monastique, écoutant aussi attentivement que possible chaque note qui résonnait sur la scène. Capté par les caméras du groupe Spectra, ce concert a été réédité sur DVD sous le titre laconique Miles Davis : Live in Montreal 1985 (Pioneer, 2000).

N’en déplaise aux puristes, c’est ce Miles-là qui a suscité mon enthousiasme pour le jazz contemporain, par opposition au jazz classique (Louis Armstrong, Billie Holiday, Nat King Cole, Nina Simone, etc.) qui tournait sur la chaîne stéréo de ma mère quand j’étais gamin. C’est lui qui m’a invité par la suite à retracer à rebours sa trajectoire pour entendre ses chefs-d’œuvre d’autrefois, dont l’indémodable Kind of Blue (1959). Mais au mitan de la dernière décennie de sa carrière et de sa vie, celui qu’on surnommait le Picasso du jazz nous sommait de ne pas l’enfermer dans son passé.

Aux fans qui réclamaient de lui qu’il revisite en concert So What ou Blue in Green, les joyaux de son disque-phare, Miles répondait crûment : Go Buy the Fucking Record ! Et il surenchérissait en entrevue : Je ne veux pas qu’on m’aime pour Kind of Blue, mais pour ma musique actuelle.

Également offerts en vinyle.

La descente aux enfers
Par sa musique actuelle, il entendait celle de son retour à la vie professionnelle active en 1981, après une retraite d’une demi-douzaine d’années passées en reclus dans sa fabuleuse résidence new-yorkaise, à soigner les divers maux qui affligeaient sa santé physique et mentale fragile en consommant de l’alcool, des médicaments, des drogues dures et des prostituées. Dépressif, Miles ? Kind of Blue, en tout cas. Et c’est sans doute l’une des rares qualité du film Miles Ahead (2015), médiocre drame biographique scénarisé et réalisé par le comédien Don Cheadle, qui y tient également le rôle du trompettiste.

Dès ses premières séquences, le film nous montre Miles sous les traits d’une loque humaine tourmentée, loin de sa gloire passée; désabusé et en colère, intoxiqué et hanté par les souvenirs de sa bien-aimée première femme, la danseuse Frances Taylor qu’il a chassée de sa vie à force de la maltraiter. Miles n’apprécie guère la visite d’un journaliste (fictif) du magazine Rolling Stone dont la demande d’entrevue sera pourtant la bougie d’allumage de cette affabulation typiquement hollywoodienne. Portrait crédible. À n’en pas douter, Cheadle a déployé des efforts considérables des deux côtés de la caméra ; dommage qu’il n’ait pas tout à fait réussi dans ce film néo-noir abracadabrante à saisir l’essence de son sujet.

Il s’est écrit pas mal de choses, sur ces années perdues de Miles, son absence des scènes du monde entier sur lesquelles il triomphait pourtant naguère, son silence phonographique que Columbia tentait de combler en raclant les proverbiaux fonds de tiroir. Les albums doubles Get Up with It et Big Fun (1974) rassemblaient les chutes de diverses séances en studio réalisées au cours des six années précédentes, nommément pour A Tribute to Jack Johnson (1971) et On the Corner (1972). Après Agharta (1975) et Pangea (1976), fruits du montage d’extraits de concerts donnés le 1er février, 1975 au Festival Hall d’Osaka au Japon, la maison de disque n’avait pu offrir aux fans qui se languissaient que d’autres compilations de plages connues ou rejetées des périodes antérieures – Water Babies (1976), Circle in the Round (1979), Directions (1981) – et la captation d’un concert présenté à Carnegie Hall le 30 mars 1974, Dark Magus (1977).

Le Second Avènement
En dépit d’un projet de nouvelle collaboration entre le trompettiste en quête d’un sens à sa démarche et son vieux complice et orchestrateur Gil Evans sur une adaptation de l’opéra Tosca de Giacomo Puccini qui n’a hélas jamais vu le jour, le trompettiste a fini par émerger de son marasme avec The Man with The Horn (1981), son premier véritable opus depuis On the Corner (1972), plus accessible et moins expérimental que toute sa production de la dernière décennie, plus structuré et quasi pop, en dépit de quelques moments d’improvisation quasiment free. On y discerne notamment l’influence de Kool & the Gang ou d’Isaac Hayes et sa bande-son pour le polar Shaft (sur la plage intitulée Shout !) ; la plage-titre se révèle une ballade aux accents soul chantée par le claviériste et guitariste Randy Hall.

J’avais décidé de revenir et de refaire de la musique, mais je n’avais pas de groupe. Juste Al Foster à la batterie et Peter Cosey à la guitare pour commencer, d’expliquer Miles à son biographe Quincy Troupe. En avril, mon neveu Vincent Wilburn a amené ses copains de Chicago pour jouer avec moi : Randy Hall, Robert Irving et Felton Crews. Il est resté jusqu’en juin et, après nous être rodés, nous avons travaillé sur The Man with the Horn. Dave Liebman m’a branché sur Bill Evans, saxophoniste qui a pris part à la séance puis est entré dans mon groupe. Dave avait été le professeur de Bill.

Légende vivante et internationale du jazz, même s’il fait mine d’abhorrer cette étiquette, Miles reprend tranquillement du poil de la bête. Dans la foulée de la sortie de The Man with the Horn, et malgré les critiques mitigées qui prennent à partie le trompettiste pour le virage pop qu’il vient de prendre, on annonce une nouvelle tournée planétaire dont la Columbia retiendra des extraits de trois concerts (le premier donné au club Kix de Boston le 27 juin, celui du 5 juillet au Avery Fish Hall de New York et celui 4 octobre à Tokyo) pour produire un nouveau double microsillon live, We Want Miles! (1982).

Ce qui s’est passé entre 1982 et 1985
Sorti à l’automne, le tout nouveau coffret That’s What Happened 1982-1985 s’ouvre sur un premier CD qui réunit essentiellement réunit des plages gravées lors de séances de Star People (1983), mais demeurées inédites tout ce temps. Beaucoup d’entre elles trahissent l’influence de Prince, artiste alors émergent en qui Miles voyait le Duke Ellington des années 1990 et avec qui il finirait éventuellement par collaborer (hélas, l’essentiel de leurs efforts conjoints n’a toujours pas été publié).

On retiendra surtout ici Santana, un substantiel morceau de funk à la mélodie sinueuse qui réapparaît plus tard dans Hopscotch dont deux prises figurent sur le deuxième et le troisième CD. Allez savoir pourquoi ce morceau n’a pas été retenu sur Star People. Et on peut se poser la même question à propos des plages mettant de l’avant la complicité entre Miles et son vieux pote tromboniste J.J. Johnson, avec lequel il n’avait pas croisé le cuivre depuis le début des années 1960. Leur suite en trois mouvements, Celestial Blues, en particulier, vaut vraiment le détour et n’aurait demandé qu’à être resserrée un tantinet pour constituer un ajout pertinent à Star People. Deux autres inédits, issus des archives personnelles du guitariste John Scofield, ont failli figurer sur l’album suivant, le décevant Decoy (1984), et l’auraient somme toute amélioré.

Le deuxième CD propose des chutes du fameux You’re Under Arrest (1985). La surprise ici : une relecture inspirée du classique de Tina Turner, What’s Love Got to Do with It, dont on déplore qu’elle ne nous ait pas été proposée plus tôt. Les versions alternatives des balades emblématiques Human Nature et Time After Time se distinguent de leurs versions officielles par le plus grand espace accordé aux solos improvisés par Miles, plus en verve qu’il ne le paraissait sur les prises retenues. On se réjouit de retrouver un autre complice de jadis, le guitariste britannique John McLaughlin, même si la prise alternative de Katia n’est hélas pas supérieure à celle qu’on connaissait.

Intitulé What It Is: Montreal, le dernier CD présente la captation d’un concert donné par Miles au Théâtre Saint-Denis le 7 juillet, 1983, deux ans avant celui auquel j’ai assisté à 19 ans. Resté inédit jusqu’à maintenant, cette prestation également disponible au format microsillon à tirage limité, met en valeur une formation réunissant John Scofield à la guitare, l’autre Bill Evans aux saxophones, Darryl Jones à la basse (avant qu’il quitte Miles pour aller briller aux côtés de Sting d’abord puis de Madonna et des Rolling Stones), Al Foster à la batterie et Mino Cinélu aux percussions. Un groupe exemplaire, s’il en est.

Il est clair que le coffret That’s What Happened 1982-1985 ne changera pas le verdict des détracteurs de cette période du travail de Miles Davis. Il a néanmoins le mérite de jeter une lumière nouvelle sur les coulisses de la création de musiques jugées irrecevables par les puristes et qui pourtant constituent une étape non-négligeable de l’œuvre de Miles.

(Cliquez sur le lien pour écouter quelques extraits)
https://milesdavis.lnk.to/Bootleg7LW!news220617
https://www.milesdavis.com/