Amanda Roocroft (Jenufa),

Deborah Polaski (Kostelnicka),
Miroslav Dvorsky (Laca)
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Direction musicale : Ivor Bolton
Teatro Reial de Madrid, 2009
Opus Arte, OABD 7089D (Naxos)

La vidéographie des opéras de Janacek ne reflète pas pleinement la percée de ce compositeur sur les scènes européennes. En particulier Jenufa – en quelque sorte le premier opéra de Janacek de l’honnête homme – n’a pas suscité de référence indiscutable. Le meilleur compromis était jusqu’ici la représentation du Liceu de Barcelone avec l’excellente Nina Stemme. Voici de Madrid un spectacle plus égal sur le plan de la distribution vocale et qui joue admirablement la carte du dépouillement efficace, dans un spectacle qui revient aux fondements d’Adolphe Appia : la sculpture par la lumière. Il se passe assez de choses sur le plan psychologique pour ne pas en rajouter ! Inutile de préciser que Mackerras tirait davantage de l’orchestre qu’Ivor Bolton. Mais on s’en contentera.

Vibrant aux accents de la langue tchèque et emporté par le génie musical de son compositeur, le troisième des neufs opéras de Janácek donne au fait divers surgi du plus profond de la campagne morave la dimension universelle d’une tragédie lyrique. Quand le metteur en scène Pierre Constant le transpose à l’aube de la seconde guerre mondiale, sa prescience devient lumineuse : ponctué du rythme des saisons, des cadences du travail, du chant secret des solitudes, de l’amour blessé et de l’expiation, le drame de la jeune Jenufa est lié à la rumeur d’une petite communauté rurale figée dans ses codes sociaux et religieux, dont l’histoire violente va être emportée par le fracas des grandes secousses de l’Histoire. Ici, « le destin broie les êtres comme la meule écrase le grain » ; quelques mois plus tard, les armées du Troisième Reich envahissent la Bohême et la Moravie

Synopsis de l’Opéra
Leos Janacek a commencé à composer Jenufa -drame villageois- à la fin du 19ème siècle où il situe l’action. Nous sommes au début du 21ème ; sans perdre de vue son temps et le nôtre et pour réduire la distance nous nous placerons au mitan du 20ème juste avant la déflagration de la deuxième guerre mondiale. A cette époque le monde paysan vivait sur des modes et des codes qui n’avaient pas évolué depuis longtemps : oppression de la religion, du corps social, de la famille ; analphabétisme, possession tyrannique de la terre etdes biens, société close verrouillée par des règles ancestrales.
La fable est simple : Jenufa attend secrètement un enfant de Stéva noceur et volage, propriétaire du moulin, jalousé par son demi frère Laca amoureux aussi de la jeune fille. Sa mère adoptive gardienne sévère du moulin, de l’église et de la morale d’un groupe humain noiera le bâtard pour sauver leur honneur. Découverte, accusée, Laca et Jenufa pourront s’unir et espérer un avenir appaisé.

Serions-nous dans un évènement campagnard au réalisme pittoresque ? Par le génie du musicien le fait divers localprend la dimension universelle d’une tragédie lyrique. Attaché à sa terre morave et à ses chants profonds, dans sa quête d’un langage musical rythmé par la langue elle-même,il est loin des citations du terroir. Il cherche une mélodie langagière articulée à la musique des mots. Plongé dans le chant populaire, Janacek goûte le folklore comme « s’il suçait le lait maternel » avoue-t-il avec gratitude. Emu, il déroule le cordon ombilical mère-enfant -il vient de perdre sa propre fille ». Absence du père, vide affectif, maternité généreuse, stérilité dangereuse, orphelins, infanticide sont accompagnés d’invocations à la Vierge-mère, celle de l’enfant Jésus et celle du fils crucifié.

Ici le destin broie les êtres comme la meule écrase le grain. Le moulin familial, décor unique, est matrice des passions contrariées et de tous les conflits. On y travaille, aime, prie, on s’y affronte. La présence odorante du blé est image de fertilité, de richesse, mais aussi de pouvoir ; c’est que le moulin nourrit toute une population. L’espace qu’il ouvre évolue en espace mental : les personnages le traversent parfois tels des somnambules, hallucinés, aux lisières de la folie, entrainés dans un tournoiement qui semble initié par la machinerie du moulin lui-même. Nous sommes dans un univers blanc : de farine, de neige, de l’âme virginale de Jenufa la jeune mère meurtrie. En ce temps charnière elle lutte à coeur et à cris pour trouver son chemin de liberté. La lumière viendra par la fraîcheur d’un amour désintéressé un désir de sincérité et d’harmonie. Nous voudrions faire entendre la voix du temps qui passe avec la semence, la germination, la moisson, métaphore de la gestation de l’enfant à naître. Nous voudrions faire entendre le rythme des saisons, les cadences du travail, les coups du coeur, le chant secret des solitudes et del’amour blessé. Nous voudrions faire entendre la rumeur d’une petite communauté rurale dont l’histoire violente va être emportée par le fracas des grandes secousses de l’Histoire.

Printemps 1939 : les armées du 3ème Reich envahissent la Bohême et la Moravie.