Par Gilles Archambault
Serez-vous étonnés d’apprendre que je hante régulièrement les magasins de disques ?
Sitôt arrivé dans une ville, je pars à la recherche de boutiques spécialisées. À peu près comme un ivrogne écume les bars. Montréal, je dois bien l’avouer, ne regorge pas d’endroits de ce genre. Ce qui ne m’empêche pas de farfouiller comme un obsédé dans les bacs que l’on met à la disposition des amateurs. On ne sait jamais, me dis-je, je pourrais tomber sur une perle rare.

Quand je me rends chez Archambault Musique, rue Sainte-Catherine Est, angle Berri, à Montréal, je ne manque jamais de m’entretenir avec un disquaire que je dois bien connaître depuis une bonne vingtaine d’années. Gilles Boisclair a le sourire avenant. Il taquine volontiers et accepte en parallèle qu’on l’asticote sans méchanceté.

Si j’ai choisi de vous le présenter, c’est que l’homme me paraît posséder les qualités essentielles à sa profession. Mais justement, ces qualités quelles sont-elles ? C’est ce que j’ai tenté d’apprendre tout au long d’une conversation récente. L’entretien se déroulait dans le hall d’un hôtel, loin de ce lieu de travail où je le rencontre une bonne douzaine de fois par année. Histoire au fond de parler avec plus de liberté d’une occupation quotidienne mais néanmoins prenante, celle de faire connaître la musique.

D’entrée, il me fait une confidence troublante. « Ce que j’aime dans mon métier, dit-il, c’est qu’on propose de la beauté et de la détente ». Rien ne lui plaît autant que de s’entendre dire par un client que la plupart des morceaux qu’il écoute proviennent de suggestions qu’il lui a faites.     Le disquaire, selon Gilles Boisclair, est un conseiller, un guide. Mais il faut la manière. Pas question de s’imposer devant un client qui de toute évidence n’a pas besoin qu’on l’aide. Fureter, après tout, fait partie du plaisir qu’il y a à entrer dans une échoppe. Surtout si dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une grande surface.

Disquaire depuis l’âge de 21 ans, il en a 55 aujourd’hui. Notre ami a déjà été limogé parce qu’il consacrait trop de temps aux relations humaines dans l’exercice de son travail. Dure sanction pour un homme qui a toujours considéré qu’un disquaire doit à la fois aimer la musique et les gens.

Nourri par la lecture de magazines spécialisés, Jazz Man, Jazz Magazine, Vibrations, entre autres, Gilles Boisclair consulte également Internet. Et ce, dans le but de suggérer aux acheteurs de la maison des acquisitions possibles. Dans le cas d’un disque dont la vente est assurée, dans le cas aussi d’un CD promu par une machine éditoriale sans failles, un album de Diana Krall par exemple, nul besoin d’être sur un pied de guerre. Les choses se déroulent sans ambages. Il en va tout autrement d’une parution proposée par un musicien peu connu. C’est là qu’entre en jeu le travail du disquaire, il doit suggérer l’achat d’un disque. S’il s’agit d’un produit canadien, il y a possibilité de retourner des invendus. Possibilité de consigne qui n’existe pratiquement pas dans le cas des disques importés. D’où une prudence certaine.

À parler le moindrement longuement avec ce disquaire de profession, on s’aperçoit rapidement qu’il doit jouer sur deux plans.  Avoir des goûts personnels, des passions même. C’est l’essentiel. Car un disquaire qui n’aimerait pas la musique quitterait au bout de deux ou trois mois. Cette passion toutefois doit s’accommoder de la passion éventuelle du client.     Il arrive fréquemment qu’un passionné de jazz recherche en priorité les pianistes en trio ou les trompettistes bop. Le disquaire a donc pour tâche de devenir à son tour accro au trio jazz ou aux émules de Miles Davis.

Pire encore, le conseiller qu’est Gilles Boisclair doit en certaines circonstances faire abstraction de ses goûts. Je me mets à sa place, que ferais-je devant un amateur de Stan Kenton ou de Maynard Ferguson, moi qui les tolère à peine ? Je serais, de toute évidence, un très mauvais vendeur. Car il ne faut pas oublier que le disquaire, tout amateur de musique qu’il est, doit aussi avoir en tête la vente.

Il faut « pousser » la vente d’un CD auquel on croit. De quelle façon ? Il y en a plusieurs. D’abord en le diffusant en magasin, soit dans les enceintes, soit à l’aide des postes d’écoute. Mais il ne suffit pas de faire entendre un Zoot Sims ou un Stan Getz, il faut savoir en parler. Pas trop longuement. Savoir jusqu’à quel point on peut suggérer ses goûts. Gilles Boisclair affirme qu’au moins une fois sur deux, le client se déclare satisfait du choix proposé.

L’exemple idéal à ce sujet serait celui d’un disque d’un flûtiste arménien appelé Levon Minassian vendu à 800 exemplaires chez Archambault. Évidemment, il s’agit là d’une exception. Dans la majorité des cas, dès qu’on cesse d’attirer l’attention sur un CD, l’intérêt disparaît.

On vit actuellement des moments difficiles dans le monde des disquaires. Gilles Boisclair en est conscient. Le téléchargement a modifié la donne. De plus en plus, on ne s’attache plus à un album, à une œuvre. On copie une chanson, pas un CD en entier. Est-ce à dire que le public est devenu casanier ? Comment l’affirmer quand les salles de spectacle sont bondées, que les groupes parcourent le monde à l’occasion de tournées qui engrangent des millions ? Pour notre disquaire, il s’agit d’un changement de mentalités. Ce que l’avenir lui réserve, il l’ignore, mais celui-ci n’est pas inquiet outre mesure.

Lui reste la passion de la musique. Toutes les musiques, jazz, blues, reggae et peut-être aussi World Music. Il est tellement convaincu, qu’il fait partie d’un groupe de mélomanes qui, une fois par mois, se réunissent. Chaque invité – ils sont six ou sept – apporte un CD ou deux. Quinze minutes lui sont dévolues pour faire entendre ce qu’il estime être digne d’attention. Suivent des commentaires. Le tout se termine vers minuit, au bout de quatre heures d’écoute commentée.

Ces dernières années, le DVD, déjà menacé, s’est imposé aux dépens de la cassette vidéo. Pour Gilles Boisclair, il s’agit d’une excellente façon de voir en action des musiciens disparus ou non, de mettre en quelque sorte une image sur une musique, de constater plus clairement l’impact qu’ont pu produire sur le public des artistes aimés.

De vivre en quelque sorte au milieu de CD, d’en entendre à longueur de journée, n’a pas rendu Gilles Boisclair étranger au disque microsillon. Il possède encore des centaines de galettes noires, qu’il pose régulièrement sur sa table de lecture. Le 33 tours n’est pas qu’un bel objet à son sens, il lui rappelle des découvertes, des plaisirs passés. La nostalgie, pour peu qu’elle soit raisonnable, a sa place chez l’amateur et le professionnel qu’est à la fois notre disquaire.

Le CD va-t-il disparaître ? Nul ne peut le prédire tout à fait. Puis-je avancer que je ne le souhaite pas, ajouter que Montréal serait moins Montréal sans ces lieux où l’on peut se rendre certains jours pour parler un peu, écouter beaucoup et se regarder vieillir en se demandant si on possède ou non un CD, s’il vaut d’être acquis et si on l’écoutera vraiment pour la peine. C’est tout bonnement que les magasins de disques, et leurs disquaires, s’ils sont compétents, nous rendent la vie plus aisée. Et plus belle.