Paul Desmond et DaveBrubeck

Les amateurs de jazz vivent dangereusement. Ils s’éprennent parfois d’un musicien au point de le suivre pas à pas dans son oeuvre. Aussi la mort d’un artiste donné les laisse-t-ils inconsolables. On a connu pareille dévotion pour Charlie Parker, Lester Young ou Stan Getz. Je ne pense pas toutefois que le très récent décès de Dave Brubeck suscitera des regrets de cet ordre.

Dave Brubeck a eu une longue vie. Pour un créateur, il n’est pas facile de vivre vieux. Surtout en jazz où pendant longtemps se sont illustrés des musiciens dont le comportement était suicidaire. On buvait jusqu’à plus-soif, on tâtait de la cocaïne. Et aussi on pratiquait son art dans des lieux enfumés, esclaves d’un horaire fantaisiste, tout en côtoyant des citoyens qui n’avaient rien d’exemplaire, mafiosi ou dealers à la petite semaine.

C’est dans d’autres contextes que s’est déroulée la carrière de notre homme. Esprit curieux, cherchant très tôt à incorporer au jazz des éléments que lui ont fournis des séances auprès de Darius Milhaud, il comprend que le public des jeunes étudiants blancs de la Côte Ouest des États-Unis mérite d’être courtisé. Il fait donc ses débuts dans les campus blancs de San Francisco ou d’Oberlin, lui pourtant né au Massachusetts.

Pianiste au registre limité, il est toutefois tenté par plusieurs expériences. Il a surtout la chance de croiser Paul Desmond. Ce saxophoniste alto à la sonorité très aérienne deviendra rapidement la vedette du quatuor au point même de mettre un moment en péril la survie du petit ensemble.

Tout amateur vous dira que c’est Paul Desmond qui a donné à Brubeck le meilleur de sa production. Le leader en était pleinement conscient puisqu’il permettait que son altiste enregistre des albums sous son nom, mais à la condition expresse qu’aucun pianiste n’en fasse partie. À cette époque, Brubeck est à son zénith. Sous contrat avec Columbia, ses microsillons se vendent comme des pains. On retrouve sa photo sur la couverture de « Time« , il est tenu pour un jazzman de premier plan, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Et surtout, Desmond compose « Take Five« , air que tout le monde connaît pour l’avoir entendu au moins une fois au centre commercial de sa banlieue.

Toute bonne chose ayant une fin, Desmond rend son tablier en 1967. Les deux hommes partageront parfois l’affiche pour des concerts ou pour l’enregistrement d’un disque. Mais la période d’or est terminée. Dans les nombreuses années qui  suivront, le pianiste demeurera actif. S’il n’est plus à la tête d’un quatuor très en vogue, il conserve sa place de musicien qui compte. Après Desmond, il y a la période Gerry Mulligan, puis celle des fils Brubeck. À qui succéderont à tour de rôle Jerry Bergonzi, Bill Smith et Bobby Militello.

Décédé à 91 ans, Brubeck laisse une discographie abondante. Que tout ne soit pas de la même eau, c’est l’évidence. Que choisir dans une production pléthorique? Sans hésitation, allez du côté de Columbia. Procurez-vous, par exemple, « Time Out« . vous y trouverez ce « Take Five » excellent et oublierez les copies quand on faites des musiciens de bar. Après, pourquoi pas « Jazz Goes To College« ou « Jazz Impressions of Eurasia« . J’ai aussi in faible pour « Brubeck and Rushing« . On y entend le bluesman à son mieux, accompagné par un Desmond triste à souhait et un Brubeck pour une fois léger et visité par la grâce.
J’ai une presque dévotion pour l’oeuvre de Gerry Mulligan. J’estime toutefois qu’on peut aisément faire l’impasse sur sa collaboration avec Brubeck. Dans la flopée de disques enregistrés sous étiquette Concord ou Telarc, je choisirais « One Alone » dans lequel en solo il interprète des standards. Le pianiste vieillissant ne cherche en rien l’esbroufe, se défie des coups d’éclat et démontre sa connaissance de la littérature du piano.

Si Brubeck n’est certes pas une figure dominante de l’histoire du jazz, il n’en demeure pas moins un fort honnête artisan qui n’a jamais hésité à rendre aux maîtres qui l’avaient inspiré ce qui leur était dû. Et ne pas oublier qu’il est l’auteur d’un des plus beaux standards du jazz, « In Your Own Sweet Way ».

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