Buena Vista Social Club: 25 ans au cœur de la musique cubaine

Avec la réédition du classique album, on donne un coup de rétroviseur
à cette fascinante aventure musicale au pays de Fidel. Caliente !

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L’année qui s’achève marque le 25e anniversaire de la parution du Buena Vista Social Club. Le disque original est réédité avec en bonus, douze inédites sur deux CDs, une valeur ajoutée inouïe pour les millions d’adeptes de partout dans le monde qui ont adhéré sans compromis aux sonorités contagieuses et bienfaisantes émanant de l’État insulaire.

Avec ses maisons aux façades pastel, ses champs de tabac, ses plages spectaculaires et ses voitures des années 1950, le pays de onze millions d’habitants dirigé aujourd’hui par le président Miguel Diaz-Canel a évolué depuis la révolution cubaine de 1959 ; le pays se définit comme une république socialiste,d’autres y voient encore une sorte de dictature. Un fait demeure,les mœurs étaient plus libres, la musique plus vivante et en constante mutation il y a moins d’un siècle.

Lost & Found: Ibrahim Ferrer dancing onstage.

Le monde entier a découvert les trésors musicaux cubains des années 1930, 1940 et 1950, tirés de l’oubli grâce à un disque fabuleux, un documentaire vibrant du cinéaste Wim Wenders (Paris, Texas, Les ailes du désir) qui fut nommé aux Oscars pour le meilleur documentaire et des tournées jusqu’en 2015. Buena Vista Social Club est d’abord un projet culturel ambitieux imaginé par Nick Gold du label World Circuit, en partenariat avec l’étiquette Nonesuch et Elektra Records et le guitariste américain Ry Cooder, qui verse copieusement dans l’éclectisme. Le groupe est nommé d’après une ancienne boîte de nuit de la banlieue de La Havane.

Paru en 1997, le premier disque du Buena Vista Social Club s’est depuis écoulé à près de 8 millions d’exemplaires dans le monde, ce qui en fait l’album cubain le plus vendu de l’histoire. Comme l’a dit un critique, Buena Vista est devenu l’équivalent en musique du monde de The Dark Side of the Moon. Il avait obtenu le Grammy de la meilleure prestation latine tropicale. La carrière des musiciens du groupe, dont plusieurs jouaient au Havana Club dans les années 1940, avait alors connu un deuxième souffle. L’album fut également sélectionné en 2003 par le magazine Rolling Stone comme l’un des 500 plus grands albums de tous les temps et placé en 260e position.

À l’origine, des musiciens de l’Afrique de l’ouest étaient pressentis pour se jumeler aux cubains et ainsi occasionner une rencontre entre deux continents, deux cultures musicales d’horizons différents. Manque de chance, les Africains ont été retenus dans un aéroport de Paris et n’ont pu traverser l’Atlantique.

Le projet a donc pris une tournure inespéré et l’équipe a décidé de poursuivre sans eux pour se concentrer uniquement sur la musique cubaine ; s’est adjoint de facto le directeur musical et chef d’orchestre Juan de Marcos Gonzalez, connu pour son talent et son érudition avec son groupe, Sierra Maestra, afin de diriger la circulation de cette heure de pointe passablement occupée en studio. Au total, vingt-sept musiciens défilent devant lui et l’américain Cooder. Des pointures, des héros de ces époques englouties dans l’histoire, chacun possède une érudition, maîtrise un style.

À titre d’exemple, le contrebassiste Oscar Cachaito Lopez est un maître du tumbaos et du descarga. Le guitariste Eliades Ochoa est plus près du folklore et du milieu rural, loin des musiques sophistiquées produites dans la capitale, La Havane. Avec Cooder, il produit deux disques en solo, Sublime Illusion et Higher Octave en 1999.

Le pianiste Rubén González avait joué du tango et du cha cha cha jadis et faisait partie des Afro-Cuban All Stars. Son contemporain Chucho Valdes insistait comme lui sur les tempos en clave qui définissent la polyrythmie cubaine. En 1997, Ry Cooder réalise son disque solo Introducing: Rubén González. En 2000, on répète l’expérience avec Chanchullo (avec Joachim Cooder, Eliades Ochoa, Ibrahim Ferrer et Amadito Valdés).

Le guitariste virtuose Manuel Galban, ancien membre de Los Zafiros (Les zéphyrs) qui coulait le rock et le calypso dans un même élixir, a par la suite réalisé avec Cooder un album en 2003 intitulé Mambo Sinuendo. Bref, les influences venaient de partout !

González qui ne possédait pas de piano à l’époque, avait été persuadé de se retirer par Juan de Marcos pour l’album All Stars. Ce n’est pas qu’il ait fallu beaucoup de cajoleries : malgré ses années d’inactivité, son jeu était en feu et il était si impatient de se mettre au piano que chaque matin, lorsque le concierge arrivait pour déverrouiller les portes du studio, il attendait déjà à l’extérieur.

Ibrahim Ferrer.

Le chanteur Ibrahim Ferrer, qui raclait ses chaussures et vendait des billets de loterie, a également été sauvé de l’obscurité – et a commencé à chanter de tout son cœur. Eliades Ochoa, le grand guitariste et chanteur, a fourni les racines rurales de Santiago. Omara Portuondo a été recrutée comme la principale dame de la compagnie et la voix riche et résonnante de Compay Segundo, 89 ans, a fourni un lien avec le passé musical le plus profond de Cuba.

Les quatorze chansons qui totalisent 59 min 43 secondes sont élégamment sculptées, chaleureuses,enregistrées en une semaine à La Havane. À tous les jours, seize musiciens étaient sur place, disponibles en tout temps, selon l’allure que prenaient les chansons.

Qui n’a pas succombé à Chan Chan, la chanson de son cubain qui a pris d’assaut la planète en 1997, l’année de la sortie du grandiose album Buena Vista Social Club ? D’une durée de 4 min 16 s, elle est devenue emblématique d’une culture, sans oublier Dos Gardenias et Candela, qui ont trouvé leur chemin à travers les tables des restaurants et des bars occidentaux et est utilisé comme musique d’ambiance. C’est perceptible à l’oreille et on en veut encore : boléro, guajira, salsa, rumba, son, bachata, danzón, certains genres émanant de la ville de Santiago de Cuba, ce sommet cubain des plus hautes instances musicales du pays devient un phénomène global. Les sessions sont immortalisées au studio Egrem, le seul digne de ce nom à Cuba. Le célèbre studio, qui appartenait à RCA était encore pourvu d’équipements d’enregistrement des années 1950. Amplificateurs à lampes, sonorité authentique. Vintage au possible.

Tous les matins, les trois compères (Gold, Cooder et De Marcos) écoutaient le fruit de leurs enregistrements de la veille. Le son est impeccable, on distingue la grande richesse des instruments. L’une des raisons est le positionnement de deux microphones placés en hauteur afin de capter l’ambiance dans la pièce. Mais lors du retour en Californie pour le mixage des chansons, cette magie sonore avait disparu et il a fallu trouver une console semblable à celle utilisée à La Havane pour retrouver la clarté sonore des enregistrements.

Parmi les styles joués, le danzón, ce genre musical créé à Matanza, Cuba en 1879 et popularisé par le chef d’orchestre Miguel Failde est distinctif par structure rythmique qui permet d’improviser.Très prisé à Cuba entre 1880 et 1920 un peu l’ancêtre de la salsa, entre la contradanza et le son cubain, le danzón est déclaré patrimoine culturel de Cuba en 2013 et ses ramifications sont répandu en République Dominicaine et au Mexique. De grands compositeurs comme George Gershwin et Leonard Bernstein ont intégré le danzón à leurs œuvres.

Le succès international de l’album et du film conduit à la renaissance d’un engouement pour les musiques cubaines traditionnelles et la musique latine en général. Certains des musiciens enregistrent ensuite leurs propres albums en solo ou avec des stars d’autres genres musicaux. Mais le nom de Buena Vista Social Club devient une référence et un terme générique pour l’âge d’or de la musique cubaine des années 1930 à 1950.

Plusieurs concerts ont suivi sa parution, l’ensemble complet ne s’est produit que dans deux villes, au Carnegie Hall de New-York et à Amsterdam aux Pays-Bas. Individuellement, plusieurs héros du Buena Vista sont venus au Québec au fil des ans : Compay Segundo avec son éternel cigare, les chanteurs et chanteuses Ibrahim Ferrer et Omara Portuondo (qui a jadis chanté aux côtés de Nat King Cole) sont programmés avec succès au Festival International de jazz de Montréal à guichet fermé pour ne nommer que ceux-là.

Ry Cooder a par la suite réalisé le disque Buenos Hermanos du crooner Ibrahim Ferrer en 2003 avec ce même Galban aux prouesses guitaristiques. Ferrer, qui avait pris sa première retraite en 1991, avait la dégaine d’un vrai danseur sur scène.

En 2015, presque 18 ans après le succès international de son disque homonyme, le groupe publie un deuxième chapitre baptisé Lost and Found. Les musiciens originaux Ibrahim Ferrer, Ruben Gonzalez, Orlando Lopez, Guajiro Mirabal, Eliades Ochoa, Omara Portuondo et Compay Segundo jouent sur la plupart des pièces de Lost and Found.

Il y a six ans donc, L’Orquesta Buena Vista Social Club était invité à jouer à la Maison-Blanche, devenant ainsi le premier groupe cubain à le faire en plus de 50 ans. Cette prestation a constitué un symbole supplémentaire du rapprochement entre Washington et La Havane lors d’une cérémonie pour la communauté hispanique américaine organisée par le président Barack Obama. Les États-Unis et Cuba ont rétabli leurs relations diplomatiques après un demi-siècle de conflits.

Le guitariste et chanteur Compay Segundo avait écrit et enregistré en 1996 le titre Vicenta. Dévoilée le 8 juin dernier, la chanson inédite figurera sur la réédition de l’album qui paraît en 2021, Segundo y chante aux côtés de Eliades Ochoa. Ce dernier est d’ailleurs toujours vivant et avait participé, avec d’autres membres originaux du groupe, comme Omara Portuondo et Luis Manuel Guajiro Mirabal, à plusieurs spectacles dans les dernières années. En 2014, le groupe Buena Vista Social Club a lancé la tournée de spectacles Adiós Tour et a terminé ses activités l’année suivante.

Manuel Licea est décédé en 2000, Compay Segundo en 2003 à l’âge de 95 ans, tout comme Ruben Gonzalez, lui, à 84 ans, Ibrahim Ferrer nous a quitté en 2005, Pio Leyva en 2006 à l’instar de Anga Diaz, Orlando Lopez est mort en 2009, puis le guitariste Manuel Galban, il y a dix ans, en 2011.

Rubén González & Jesús ‘Aguaje’ Ramos © Christien Jaspars.

Mais il semble donc que la flamme du Buena Vista Social Club, allumée depuis quelques années déjà, ne soit pas près de s’éteindre. Plusieurs des membres restants de l’album Buena Vista Social Club, tels que le trompettiste Manuel Guajiro Mirabal et le tromboniste et chef d’orchestre Jesus Aguaje Ramos continuent à se produire avec de nouveaux membres comme le chanteur Carlos Calunga, le pianiste Rolando Luna et parfois la chanteuse Omara Portuondo au sein d’un groupe de 13 musiciens baptisé Orquesta Buena Vista Social Club.

Aujourd’hui, Cuba est l’une des destinations les plus prisée des Caraïbes. Plusieurs sanctions économiques sont suspendues, les citoyens peuvent voyager plus librement, les réformes économiques sont en place, pas de doute que les musiciens du Buena Vista Social Club ont joué un rôle indéniable dans la perception du reste du monde sur leur pays.

Il est toutefois d’avis par certains observateurs que le portrait musical suggéré dans le film ignore plusieurs aspects de la vie politique, sociale et culturelle de Cuba. Soit. Une chose demeure cependant : les liens avec le monde capitaliste furent tissés solidement grâce à sa musique.Les chiffres de vente de Buena Vista n’ont cessé d’augmenter de semaine en semaine, se développant presque entièrement par le bouche à oreille jusqu’à ce qu’il atteigne une masse critique : tous ceux qui ont entendu le disque sont non seulement tombés amoureux de la magie irrésistible de Buena Vista, mais ont ensuite été inspirés pour jouer ou recommander l’album à tous ceux qu’ils connaissaient.

C’était l’un de ces rares disques qui transcende les caprices de la mode pour sonner intemporel mais tout à fait frais. Une fois entendu, il fallait avoir un cœur de pierre pour ne pas se laisser emporter par les élans romantiques et l’exubérance décomplexée de la musique.

La nouvelle version de Buena Vista Social Club sortie cet automne, en format album double, complète la discographie du groupe et comprend les titres Buena Vista Social Club en 1997, Live At Carnegie Hall en 2008, Lost and Found en 2015 et la réédition 25e anniversaire sortie en 2021.

https://www.buenavistasocialclub.com/
Disponible en CD et en vinyle
https://www.archambault.ca/